15 févr. 2011

 

Nous entendons par « monde rural », l’ensemble des dispositifs, des actions, des agents et agencements qui concernent le domaine de l’agriculture et du village. Nous appellerons cet ensemble le champ agricole. Nous reprenons l’idée de « champs » développée par Pierre Bourdieu que nous limiterons, dans un premier temps à l’idée d’ « espace social ».  Le champ de l’agriculture russe a essentiellement fonctionné autour du modèle de l’agriculture collectivisée : le Kolkhoze et le Sovkhoze. Les Sovkhozes sont des fermes d’état, les kolkhozes sont des exploitations collectives. Ces structures ont fonctionné jusque au début des années 1990. Le kolkhoze est la structure qui va principalement nous intéresser. En étudiant l’organisation collectiviste, basée sur le modèle des Kolkhozes, on peut établir que le kolkhoze était non seulement l’organe économique principal des villages de la Russie agricole mais aussi l’épicentre de l’organisation sociale. Le travail agricole était le noyau de la vie rurale, et ainsi le kolkhoze est le lieu central autour duquel la vie sociale, culturelle, politique, familiale se construisait. 


 L’infrastructure kolkhozienne permettait au village russe de « faire société ». Comme le montre Caroline Humphrey dans son livre « Marx went away but Karl stayed behind : updated edition of Karl Marx collective : Economy, Society, and Religion in a Siberian Collective Farm»1 l’organisation kolkhozienne gère et institue la vie du village. Ainsi, plus que d’une organisation, on peut parler d’une véritable institution. Nous envisageons ici le terme institution comme il est défini par François Dubet dans ses recherches sur « Le travail des sociétés2 ». Avec l'effondrement de l’URSS, le système collectiviste se voit remis en cause. En 2002, 81% des kolkhozes et sovkhozes avaient été privatisés. L’organisation agricole russe c’est divisée en deux grands ensembles distincts. L’ensemble des entreprises agricoles qui sont rentables et celles qui ne le sont pas ou peu. Il en découle deux structures de production antagonistes et un monde agricole à deux vitesses. Les entreprises agricoles rentables sont de deux sortes. 1- Les anciens kolkhozes qui fonctionnaient très bien pendant la période soviétique et qui grâce à l’aide économique importante d’investisseurs russes (principalement dans la région de Moscou et Saint-Pétersbourg) ont su s’adapter au passage à une économie de marché. 2- Les nouvelles entreprises créées suite à l’ouverture du marché agricole russe ; principalement des sociétés immenses, (agro- holding, souvent dirigées par les grands oligarques russes, qui ont investi dans la terre dans les années 1990), « dans lesquelles toute la chaîne productive est intégrée, du champ jusqu’au magasin »3. Ces structures ne seront pas le théâtre de nos investigations. Nous avons l’intention de nous pencher sur l’autre versant de l’agriculture russe.  
                                            
1 
 HUMPHREY, C., “Marx went away but Karl stayed behind. Updated version of: Karl Marx Collective: Economy, Society, and Religion in a Siberian Collective Farm.” The 
University of Michigan Press, Michigan, 1998. 
2 
 DUBET, F., « Le travail des sociétés », Paris, Le Seuil, 2009 
3 
 POMPON, C., « Les coopératives agricoles en Russie. Un exemple dans la région de Kalouga », La Documentation française,  Le Courrier des Pays de l’Est 2005/5 - n° 
1051,  p 79 à 89 


L’autre versant s’organise autour de trois structures principales : les kolkhozes privatisés. En second lieu, les exploitations  individuelles et les lopins de terres, et enfin les exploitations fermières. Elle correspond au triptyque retenu par le Goskomstat : les entreprises agricoles  émanant de la reconfiguration des sovkhozes et des kolkhozes ; les fermes paysannes et les lopins de terres. La majorité des exploitations agricoles ne sont pas rentables, encore aujourd’hui, faute de moyen financier et d’une adaptation efficace à l’économie de marché. La distinction entre ces structures  et les kolkhozes est souvent mince. « Ce sont (les exploitations agricoles) en réalité des exploitations collectives, dont le fonctionnement s’apparente souvent à celui des anciens kolkhozes, bien qu’elles ne remplissent pas, faute de moyens, une des fonctions de ceux-ci, à savoir la gestion d’infrastructures sociales (écoles, hôpitaux, maisons de la culture, etc.).[…] elles n’ont de nouveaux que leur  nom. »4 

L'aboutissement de notre travail sera la création d'un ouvrage, d'un « traité d'architecture fonctionnel(le) » où se lient le documentaire photographique et l'analyse sociologique. Nous entendons le mot  architecture dans le sens de construction humaine. C'est pourquoi nous définissons à la fois le traité et l'architecture comme étant fonctionnels, puisqu'il paraît évident que le traité que nous souhaitons mettre en place peut être lu comme une modélisation typologique et que l'architecture des kolkhozes se voulait fonctionnelle en vu de son utilisation comme outil pour le travail agricole. La restitution de notre étude sous la forme du traité exprime non seulement notre désir d'effectuer un travail rigoureux et méthodique mais aussi de lui conférer une valeur d'universalité. 
                                            
4 
 Ibid. 


QUE RESTE-T-IL DES KOLKHOZES AUJOURDHUI ?  

Etudes photographique 

Avant que les Kolkhozes ne disparaissent à jamais, Nous souhaitons en conserver une trace. A la façon d’Eugène Atget pour les quartiers de Paris et de Bernd et Hilla Becher (ceux-ci resteront mes références principales) pour les bâtiments industriels en Europe et en Allemagne, nous pensons qu’il est nécessaire de procéder à leur recensement5. Nous pouvons soulever un point d’ancrage : les infrastructures Kolkhoziennes demeurent typologiquement identifiables. Dans ce qu’elles ont de commun se dessine des motifs récurrents, tels des rituels architecturaux, images d’un passé soviétique encore présent dans les esprits. J’entends le mot  architecture dans le sens de « construction humaine », comme matérialisation à la fois des représentations sociales, techniques, idéologique et esthétiques d'une époque donnée.  
                                            
5 
. La première commande publique envers la photographie visant à recenser l’ensemble du patrimoine français comme les ponts, les aqueducs, les gares, les églises la mission 
Héliographique. Les photographes les plus célèbres de leur temps  y ont participé tel que Hippolyte Bayard, Henri Le Secq, Édouard Baldus, Gustave Le Gray et O. Mestral 




 Il est complexe de créer une argumentation par l’observation et l’expérience. Nous nous confrontons souvent lors de tels travaux à une impasse : l’objectivité. En effet, l’objectivité dans le cas de la photographie prend une valeur particulière. Elle se veut souvent animée d’un point de vue et semblerai alors perdre l’essence objective que peut défendre Roland Barthes dans La Chambre Clair.  Toutefois il se trouve que parmi tous les outils que l’homme ait à sa disposition, ce soit le seul qui approche le témoignage. Nous entendons par là, le seul moyen qui permette de conserver une trace d’une chose matérielle ou d’une personne après que celle-ci vienne à disparaitre. Nous ne nous intéresserons pas à la durée de vie des images, qui semble- t-il à notre époque, par le biais du numérique ai été résolu. 

En somme, la photographie dans son but premier permet de maintenir intacte et quasi vivante, à travers sa fixation gestuelle, une image du réel, selon un certain point de vue notifié par le cadre et l’importance du hors champs. Dans quel mesure peut ont se servir de la photographie comme preuve scientifique? Est- il alors possible d’envisager cette preuve scientifique vivante comme 
objet d’art ? Enfin en quoi ma recherche entretien un dialogue permanent entre l’image 
et la disparition ? Notre travail cherchera à établir un lien entre ces questionnements qui portent avant tout sur l’implication de la photographie dans le champ scientifique et artistique. Nous chercherons alors à dégager une forme d’objectivité ou plus particulièrement de 
désubjectivité passant par l’expérience esthétique du réel.  


De l’observation qualitative à l’observation esthétique : l’utilisation de la typologie. 

De l’observation qualitative, 
« Les typologies empiriques sont utiles parce qu’elles sont formées à partir de 
combinaisons interprétables de valeurs de variables théoriquement ou 
substantiellement pertinentes qui caractérisent les membres d’une classes générale. Ces 
différentes combinaisons sont considérées comme représentant des types du phénomène 
général […]. La meilleure manière de comprendre les typologies empiriques est de les 
considérer comme une sorte de résumer sociologique. Une simple typologie peut 
remplacer un système complet de variables et d’interrelations. Les variables pertinentes 
composent ensemble un espace d’attributs multidimensionnel ; une typologie empirique 
fait ressortir certains lieux de cet espace où les cas se regroupent. Le test ultime d’une 
typologie empirique est la mesure dans laquelle elle aide les sociologues (et par 
contrecoup leur public) à comprendre la diversité qui existe dans une classe générale 
de phénomène.6 » 

A l’observation esthétique, 
A travers l’idée de construction typologique avec l’outil photographique nous nous rapprochons du travail effectuait par Bernd et Hilla Becher sur les bâtiments industriels.  Mais là, ou ils ont basé leur travail typologique sur la primauté de la forme des objets observé, nous nous intéressons de prime abord à la fonction des bâtiments, et à leur place dans le cycle de production agricole. La forme aurait un rôle secondaire dans le sens ou elle est assujettie à la fonction productive. En effet l’architecture kolkhozienne a pour but premier la fonctionnalité (à chaque place, à sa fonction), l’économie des moyens de mise en œuvre (aussi bien financiers que temporels), la standardisation et la transposition. Ainsi par leur uniformisation, les kolkhozes peuvent métaphoriquement renvoyer à des schémas fonctionnels implantés dans 
la campagne Russe. On en a la preuve dans les ouvrages architecturaux kolkhoziens (cahier des charges) qui se concentrent sur les différentes formes géométriques développées, les moyens à mettre en place dans la construction de ces types de bâtiment, qui dépendent eux-mêmes de leurs activité (céréalière, bovine, etc.).  

Pour se faire, nous tenons à mettre en place une procédure stricte dans le dispositif photographique à la manière des planches de dessin industriel ou de planches architecturales comme chez César Daly. Nous recherchons ainsi un point de vue qui se voudrait le plus impartial. Pour cela, nous avons établi lors de la phase exploratoire de notre travail sur les kolkhozes une grille d’observation scrupuleuse que nous allons systématiser lors de notre travail en Russie. Par la construction de typologies qui deviendraient alors des typographies, nous voulons avoir une vision «non-subjective » du monde rural russe. Je parle de non subjectivité pour expliquer que je ne veux pas montré un point de vue personnel sur une universalité, mais un point de vue désubjectivé. Les kolkhozes doivent être vus comme des événements qui sont nées d’un agencement particulier de « rapport sociaux », à un moment donné de l’histoire. L’architecture est une construction humaine qui contient en son sein la multitude de ces agencements. Si « l’histoire de toute société n’a été que l’histoire de la multitude7 » l’architecture est un lieu et un instant de cette histoire, elle en est le reflet et la matérialisation. Ainsi, elle a valeur de témoignage, de preuve, de commentaire et d’illustration. Notre idée est que la photographie devienne, tout à la fois, preuve scientifique, expérience artistique, image documentaire et étude architecturale. 







6 
 Ragin. C. cité in « Les ficelles du métier », Becker, H., La Découverte, Paris, 2002                                          
7 
 Negri, T., Empire, Paris, Exils, 2000, p. 385. 

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